Histoires d’été

24 août 2012

Pourquoi l’été ou plus exactement la fin de l’été est-elle propice à la tentation d’appréhender le temps qui passe plus que les autres saisons ? La lumière de fin d’été si percutente, si accrocheuse des mois où le jour est long mais déjà un peu plus blanche, déclenche chaque année invariablement, et sans doute plus encore aujourd’hui des explosions de lointains souvenirs. Ces débuts de soirées avec la silhouette de ma mère qui se dessinent devant la fenêtre de la cuisine depuis l’embrasure de la porte.  L’odeur de la sciure de bois sur les chemises de papa. Les pièces baroques qu’il travaillait à sa guitare. Ces retours à vélo du centre équestre, avec les côtes si pentues et ce soleil inondant la campagne qui forçait à plisser les yeux. L’artère principale de la forêt baignée des lux comme autant de poursuites sur les arbres, ces acteurs majestueux. Les souvenirs sont nombreux, imprégnés, si mal traduits par les mots. La vie en somme résumée durant ces deux mois de perspectives heureuses pour les enfants qui flashent toujours et encore. La vie aussi quand il y a six ans maintenant Jean est parti. Il n’est sans doute pas de hasard qu’il ait tiré sa révérence à cette époque de l’année. La vie en somme.

Ce tintement du temps qui passe est lancinant. La nouvelle récente du suicide d’un jeune rédacteur en chef adjoint –que je ne connaissais pas plus que pour l’avoir côtoyé deux fois peut être comme copain de mon ex et croisé, aussi cocasse et étonnant que cela puisse être, aux pieds des grands arbres où repose Jean, par un dimanche d’automne particulièrement humide et brumeux- n’a fait que renforcer ce son, et cette prégnance.

Au risque d’enfoncer quelques portes déjà ouvertes, bien ouvertes, ré-ouvertes et grandes ouvertes, il m’apparait nécessaire de vivre ces choses pour charger les mots du sens qui sont les leurs. A condition de les laisser nous envahir –un temps- puisqu’il faut bien apprendre à cheminer avec eux. Comme le souligne Qohelet, que d’autres connaissent comme l’Ecclésiaste, « il est un temps pour tout ».

Je comprends -non c’est prétentieux- je saisis, cerne davantage maintenant l’une des raisons pour laquelle la terre est synonyme de lien indéfectible avec celui qui la porte en lui. Le pourquoi de cette relation si intime. Le fondement de ce sentiment double d’appartenance et de propriété si fort avec une région, un pays comme l’envisageaient nos anciens. Dans notre chemin où tout bouge, où tout vit sa vie propre et de manière totalement autonome, où tout ce que l’on croit être, peut disparaître et ne plus être réel que dans les yeux de ceux qui l’ont vécu,  sans doute est-ce l’un des rares éléments intangibles. Une sorte d’impression de vérité qui reste gravée, creuse son image comme une sculpture qu’à l’échelle du temps d’une femme ou d’un homme rien ne viendra estomper. Sauf à être un inuit, et donc autochtone de la région arctique de Sibérie et d’Amérique du Nord… Et là, pour eux, « c’est pas gagné » tant leur terre fond autant que leurs souvenirs.

Les cendres de Jean ont depuis longtemps fusionné avec l’humus. Maman part tous les jours un peu. Avant même d’en avoir vraiment l’âge ni les sujets puisque sans descendance, je ressens le vide de l’absence de la source. Je ne puis plus lever le voile d’un doute. Je ne peux que m’accommoder de mes interrogations sur un quelconque événement lointain, sur un hier commun, sur une histoire de lignée, sur tous ces détails qui remontent les cours d’eau des siècles et forment des vies. Les lignes du grand Livre s’efface au fur et à mesure de la lecture… Faute de relais, le fil va être rompu et avant cela, la mémoire même de ces histoires s’estompe progressivement.

Voici quelques années, il fut décidé de faire passer à Maman un Bilan Mémoire. Même si d’interrogations en vérité à ce sujet, je n’en avais que très peu… C’est étonnant cette volonté de mettre des mots savants sur ce que l’on sait déjà. Le personnel de la maison de retraite semblait y tenir. Un bilan mémoire donc. Douce et jolie appellation pour dire ou, plus exactement, ne pas dire ce qui n’est plus. Ou ce qui est en lieu et place. Des trous dans sa mémoire comme dans sa vie. Une disparition progressive de maman, au fil des jours et de l’eau. Au retour des examens, avec une cousine d’Aloïs comme compagne désormais écrite sur son dossier, le médecin coordonateur, qui n’en savait pas plus que les autres mais s’appuyait sur un diplôme pour en parler, semblait presque satisfaite. Il fallait s’en douter. Enfin elle s’en doutait. Rien que son agressivité le laisser présager. Tu parles Charles ! Avoir suivi un cursus entier de médecine pour prendre cet air de j’en-sais-beaucoup-plus-que-vous-et mon-rôle-est-maintenant-de-vous-accompagner… Au moins était-ce sans doute plus réconfortant pour elle. Plus agréable que de supporter sans cette construction intellectuelle, Christiane, et sa désinhibition. Revenue à l’état sauvage, Christiane, la noble déchue, qui n’avait jamais eu beaucoup d’empathie pour son prochain, l’accompagnait, elle et les autres, depuis des mois de son mépris et de ses tombereaux d’injures comme seule défense face à sa terreur, alors même qu’elle l’aurait toujours considéré comme l’imbécilité faite femme.

J’ai eu récemment une conversation avec une amie sur la nostalgie, au retour de vacances dans le midi. Échange limité dans sa finesse puisque contraint par le cadre stricte des sms. Nous n’étions à l’évidence pas d’accord sur la charge affective qu’elle générait, pas plus que sur capacité propre à être positive. Cette amie soutenait qu’il convenait de la garder contrainte au maximum. C’est tellement douloureux disait elle d’avoir à regretter ce qui n’a pu être, faute de temps, d’occasion, de volonté… Qu’il convenait à ses yeux de la maîtriser au profit de la gratitude qui permet de se réjouir de la chance rencontrée.

Alors que nombreux sont les signes et les rappels de certains qui me poussent à prendre en considération l’arrivée imminente de mon demi-siècle, je continue à penser que gratitude et nostalgie vont bien ensemble. Successivement. Ensemble. C’est important de vivre les moments tels qu’ils sont. Tous les moments. Tristes ou joyeux. Connaître les deux, les vivre vraiment. Et les accepter sans pousser sous un tapis les moins heureux. La perception des uns permet de savourer les seconds. Elle pousse également à rechercher le bien être. L’inconfort donne le courage d’affronter. La perspective d’en retrouver d’autres comme celle de se replonger dans des instants de lumière ne serait-ce qu’un peu… La nostalgie c’est comme se constituer une grande bourse, garnie de beaux et bons souvenirs, dans laquelle on vient pêcher un extrait à sa guise. Comme ces bonbons chinois qui racontent une pensée.

Sauf que là, exit les calories superflues, éventuellement la mauvaise conscience et les papiers qui trainent par terre une fois ingurgitée la sucrerie. On n’a besoin de personne pour se lancer. On se la construit seul, à son rythme. On la range à sa guise. Une espèce de bois de chauffage que l’on rentre toute l’année pour l’hiver et les temps de frimas. Sans les problèmes de stockage et de manutention. Avec le temps et les difficultés liées à l’arthrose cervicale, c’est avantageux !