La photographie, un outil thérapeutique

24 avril 2024

Me reconstruire dans un burn-out sévère. Je fixe mes obsessions, un détail ou une matière, pour remonter des abysses et raconter ce que je vois et vis.

Quand Isabelle Petit, artiste peintre, est venue me proposer d’intégrer le collectif artistique qu’elle constituait, je n’y ai vu au départ que le résultat du prosélytisme voire de l’apostolat d’un ami commun très cher. Quelques conversations plus tard, sans avoir évacué totalement cette première impression, d’autres dimensions ont pris leur place. J’ai perçu son attrait pour mes travaux photographiques. Elle qui a beaucoup et souvent mis son art pictural à la disposition des personnes en délicatesse, a compris ma démarche thérapeutique et les étapes que je traverse depuis mon burn out sans avoir besoin de lui expliquer par le menu. De mon côté j’ai vu une opportunité supplémentaire de progrès dans ma reconstruction : développer un projet artistique et faire intervenir des parties cognitives qui dysfonctionnent depuis deux ans. Enfin j’ai entendu, le signal de la main tendue de la vie au delà de la sienne. 

« Vivre avec »

Je vis avec un burn out. C’est un formulaire Cerfa qui lui a donné forme le 22 mars 2022, date du premier jour de mon arrêt maladie, marquant la fin d’une longue fuite en avant ; sonnant aussi le glas de 7 mois à serrer tous les jours davantage les dents pour tenir encore et toujours, quelles qu’en soient les fallacieuses raisons. Je le « vis » plus que je ne « l’ai ». On a un rhume, une otite ou une angine. Avec le nez bouché et les narines rougies, les jambes flageolantes et des courbatures ou éventuellement des nausées en cas d’intolérance à une molécule médicamenteuse. Bref, on éprouve des sensations désagréables mais des impressions qui se réfèrent à un état connu.

Un monde à part

Avec ce burn out, je suis propulsée dans un monde totalement ignoré qui possède ses mécanismes et rythmes propres. Au plus fort, je n’étais ni vraiment vivante ni morte. Seulement avais-je la sensation de ne plus rien posséder de moi, de ne plus être. Immensément plongée dans un vide et un trop plein tout à la fois. Dans une dimension, détachée de tout, mais atteinte en permanence de manière fulgurante, de part en part transpercée par le monde extérieur ; emprisonnée sans plus aucun de mes cinq sens valides.

Et ton moral, comment ça va ?

La question souvent m’est posée. Je suis en peine d’y répondre. Je ne me suis jamais spécialement sentie triste. C’était bien autre chose. Quand je ne dormais pas, n’importe où et n’importe quand, quelles que soient les circonstances, sentais-je des gisements d’angoisses renouvelés à l’envi, et pleurais-je le plus souvent. Les larmes étaient devenues l’unique moyen d’exprimer cette prison dans laquelle je me trouvais.

Sans conscience mais avec des efforts de géant, je parvenais à m’extirper du lit le matin, et me laissais glisser, comme si j’épousais la forme des marches depuis ma chambre au premier étage, jusqu’au petit fauteuil Club en cuir usé près du poêle à bois. Je passais des heures à regarder fixement le mur, assise, immobile.

Des lunes et des lunes pour créer de nouveaux repères 

Il me fallut bien longtemps pour simplement commencer de manière automatique à effectuer les quelques pas qui me séparaient du réfrigérateur afin d’en soutirer quelque chose pour me sustenter. Beaucoup plus de jours encore pour me trainer jusqu’à une chaise à 5 mètres devant la maison.

Davantage de lunes pour me limiter les cauchemars qui me plongeaient nuits après nuits dans la réalité stylisée de l’entreprise qui m’avait amenée là… Des réunions où ma parole restait sourde, des immenses couloirs vides qui s’allongeaient à mesure que je progressais, la recherche infernale et désespérée d’une salle, les cris du silence… Et des larmes sur mes joues à mon réveil. Dans cette cavité sans fond, ma chute poursuivait sa route hors de tout contrôle.

Compter 100 pas

Après une de ces activités nocturnes épuisantes et désespérantes, je pensais à essayer de me donner des repères quotidiens comme on tente de s’accrocher à un morceau de bois flottant : m’adonner à une activité physique, une autre manuelle et une dernière cognitive, fussent-elles les plus minimes. Sur une journée, me fixer ce but. Compter 100 pas dans mon jardin, aller rabattre deux branches d’un rosier, allumer la radio et entendre quelques minutes… Sans oublier de transfigurer ces trois moments en leur conférant leur véritable nature, c’est-à-dire de véritables exploits.

Je peux d’autant plus mesurer la courbe de mes progrès récents que je viens de loin.

De cette contrée où j’ai été plongée et maintenue en subissant les conséquences des dysfonctionnements devenus systémiques dans l’entreprise pour laquelle je travaille. Quand l’affrontement des vents contraires revient, dans une lutte perdue d’avance, à essayer de préserver les valeurs d’humanité qui ont servi de boussole, ma vie durant et d’énergie pour encadrer. Quand dix fois on a modifié mes objectifs et repoussé le déploiement des plans pourtant validés. Quand j’ai dû accepter de surnager et m’efforcer de ne pas quitter le navire car c’était l’unique réponse aux injonctions paradoxales qui s’accumulaient dans ma vie de cadre. Quand l’absence de « cohérence métier » le disputaient aux brusques changements de cap ou à l’addition de directions contraires pour des raisons où l’objectif n’était pas l’intérêt collectif, rendant impossible toute adhésion des collaborateurs aux stratégies fixées. Quand au fil des années, la bienveillance n’a plus été qu’un élément de langage RH alors que la perte de sens devenait le ferment du mal être grandissant des gens dont j’avais la responsabilité d’emmener.

La bienveillance comme refuge

Je viens de loin. Et j’ai vécu toutes les étapes depuis la mi-mars 2022. J’ai connu les black-out qui me faisaient perdre toute notion du temps et de l’espace, cette dimension parallèle dans laquelle j’étais propulsée par le stress, et les angoisses à sa suite. Je ne pouvais pas aller hors des limites de ma propriété, m’éloigner. Tout était danger. Seuls la bienveillance et l’amour inconditionnel de mes ami.e.s d’enfance m’assuraient de pouvoir sortir de chez moi sans crainte malgré la fatigue générée.

Le club des amis

les angoisses du monde d’avant

Je viens de passer le cap des deux années. Je quitte peu à peu la pièce de fourrure qui recouvre mon fauteuil, un havre pour bête traquée. Malgré tout, je sens cette vacuité qui continue à me submerger parfois quand l’impromptu, l’inattendu surgissent, quand les conditions extérieures me projettent dans un inconfort qui peut avoir des ressemblances avec le monde d’avant. Je ne tiens pas la charge sans décompenser. Ma mémoire est encore très altérée, et je ne parviens toujours pas à lire un livre ; des gouffres s’ouvrent sans prévenir dans ma capacité de concentration. Malgré tout, je continue de me fixer des objectifs, réalistes, qui tiennent compte de mes rythmes et possibilités.

Une lente évolution

Les progrès passent par l’acceptation. Le chemin est long. L’évolution lente. Je réussis petit à petit à retrouver certains rendez-vous qui m’étaient chers mais jusqu’alors inaccessibles. Après les podcasts avec moins de pauses dans l’écoute et moins de retours en arrière parce que je suis perdue, j’ai retrouvé des rendez-vous avec le clavier de mon ordinateur. Je cherche mes mots, je me fatigue vite. Je comprends l’adage « remettre son ouvrage cent fois sur le métier« . La lucidité m’oblige à accepter les faits ; après deux ans, mon cerveau qui fonctionnait en feux d’artifice successifs, est un corps autonome qui me rappelle souvent que je dois me contenter de prendre une chose après l’autre, avec précaution.

Formuler l’idée et l’étudier 

C’est pourquoi la proposition d’Isabelle en début d’année de me joindre à elle pour ce projet artistique avec Florence Kami, metalliste, m’apparut d’abord comme un danger. Puis comme un défi dangereux mais accessible si je le prenais juste comme je le pouvais. J’avais des craintes, des peurs ? Je l’ai dit. J’avais le vertige. Un peu comme dans ce petit avion dans lequel j’étais montée lors d’un reportage sur un club de parachutisme quand la porte, alors que nous étions à 3 000 m d’altitude, s’était ouverte à moins d’1,5 m de moi pour permettre aux élèves de s’envoyer dans les airs en chute libre. Jusqu’au moment où je m’étais rappelée que je ne sauterai pas dans le vide.

Du temps il me fallut pour apprivoiser le principe, en le formulant à voix haute, en le décrivant à une amie pour lui donner de l’existence, en l’étudiant avec ma thérapeute. Du temps a coulé aussi pour passer du principe apprivoisé à la réponse assumée, sans avoir envie de fuir.

Ainsi du stade de ruine, sans plus de force pour me tenir seulement debout, et tout juste capable de répondre à mes besoins essentiels,

Je commence avec prudence à me déplier.

Je ressens non plus uniquement le désir d’avoir des désirs mais souhaite y accéder. Je parviens à entendre une proposition dont le terme excède deux heures en maîtrisant un peu mieux mes angoisses.

Après moultes interrogations et peurs nocturnes j’ai accepté la proposition.

Juillet 2021 : entrer, sortir…

La reconstruction

Sur la route, le burn out connait des étapes. On les devine puis les dessine le plus souvent quand elles se présentent. Parce que c’est un état qui est entouré de beaucoup d’ignorance, et par définition, quand il entre dans votre vie, on manque des ressources élémentaires nécessaires pour aller se renseigner. Et les informations qui vous parviennent, fussent de professionnels de santé auxquels on accorde crédit et confiance, entrent peu ou pas, et dans le cas où il vous est possible de les entendre, elles marquent peu ou pas. Bref, ce n’est que lorsque l’on vit dedans depuis un bon moment que l’on commence à percevoir les charnières et les marches gravies ou dégringolées. L’INRS, organisme de référence dans les domaines de la santé au travail et de la prévention des risques professionnels décrit les 7 phases du burn out. Après la chute, la décompression, la récupération, je comprends ici et maintenant que je m’engage seulement dans celle de la reconstruction.

Dépasser l’obstacle de la simple projection est un sacré défi. Sans compter que l’aventure, déjà forte en charge émotionnelle et concentration indispensable, induit de me présenter à nu et afficher une fragilité éloignée de mon histoire. Autant de hauts faits, de performance. Après deux années de gel, et protégée par mes amies, j’amorce une partie de parcours nouveau avec ses engagements et ses contraintes. 

Autrement, forcément

Accepter cette aventure ne se résume pas uniquement à noter un rendez-vous récurrent dans un agenda, le vendredi après-midi et le samedi. Seul le désir ne suffit pas. Peser le risque, prendre le temps pour me sentir prête puis seulement le temps « de l’agir » s’esquisse. C’est le seul moyen de me reconstruire, autrement, avec en alignement mon investissement, mes connaissances et mon besoin personnel profond longtemps ignoré. Ce temps est absolument obligatoire si je ne veux pas replonger ; si je veux éviter de devoir affronter avec violence mes traumatismes liées aux fausses promesses et toute la mécanique des raisons et injonctions paradoxales qui ont miné des années professionnelles et m’ont conduite ici épuisée, grillée.

La « 7Galerie », opportunément appelée ainsi parce qu’elle est galerie sise au 7 de la rue Saint-Croix à Mortagne c’est également ne plus regarder derrière. C’est vivre le moment, quitter la peau du lapin figé car pris dans les phares d’une voiture et transformer mes doutes personnels, si longtemps inconnus et maintenant ombre portée. C’est enfin une nouvelle marche à monter, une suite logique du travail entamé et mené avec constance depuis des mois.

Trouver sa place dans le collectif et avancer pas à pas

Je dois trouver ma place dans le trio

Autre challenge, la nécessité de positionner mon apport dans ce collectif artistique. Définir ma place, à mes propres yeux d’abord, était indispensable dès lors que je suis la seule à ne pas être définie comme artiste dans ce trio.

Jamais je n’ai eu la velléité de m’arroger un titre ou une une qualité que je n’ai pas. Je ne désire pas plus vivre ma participation inédite comme un pur exercice intellectuel. La nécessité d’aligner ce que je suis profondément et ce que je vis est plus encore essentiel à ma recherche d’équilibre.

Un engagement pour donner du sens

Ma qualité de témoin des faits comme journaliste, m’a emmenée pendant des décennies à raconter des histoires. Celles de mes contemporains, pour donner de la voix à des silhouettes, des anonymes. Depuis le début de ma carrière, j’ai tenté de construire pour les plus fragiles des modèles pouvant permettre de ne plus se sentir seul ou par trop isolé. Parfois certains événements m’ont offert la possibilité de cumuler ma profession et mon action de militante, comme lors des GayGames organisés à Paris en 2018.

Cette profession de foi m’a permis de donner du sens à ma pratique et plus largement à ma vie. Cette façon d’envisager mon métier puis mes fonctions de cadre dirigeante avec le regard porté sur autrui et la transmission ne fut pas sans risques qui ont été avérés ; à commencer par celui de me troubler la vue et de m’en oublier presque tout entière. Puis un jour de ne plus supporter de constater combien le fossé s’élargissait entre mes valeurs et celles de ceux qui utilisaient, abusaient de ma détermination, mon énergie, mon pouvoir de rallier des femmes et des hommes dont l’envie de rêver était aussi forte que la mienne.

Une forme, une matière, un détail

Depuis que j’ai retrouvé la capacité de marcher à pied, j’éprouve une nouvelle exigence. Me souvenir des instants où ma concentration chaotique parvient à se fixer, en zoomant sur une forme géométrique. Une matière. Le plus souvent un détail. J’arrête alors le défilement ultra rapide, désordonné, voire anarchique des images et des mots.

La photographie est un outil thérapeutique. Elle permet de vivre une sensation, une perception, et d’accueillir l’émotion déclenchée. En bout de chaine, cet outil est un moyen de travailler sur la transformation cognitive. Durant ces longs mois après que la carte mère a brulé, il m’est arrivé au retour de mes promenades de regarder un même cliché plusieurs jours d’affilé et de me surprendre à être secouée par des sanglots. Avant de travailler pour en saisir les mécanismes et les résonances.

Deux principes se sont imposés à moi. Ne plus essayer de partager la réalité de manière la plus objective possible comme je l’ai appris et développé pendant 40 ans mais de la donner à voir telle que je la vois, telle que je la vis.

Je souhaite faire passer la relation viscérale que j’ai avec les choses et les gens, en traduisant mes obsessions, tout ce qui m’oblige sans autre choix possible. Ceci est bien mon besoin. Et mon progrès est de le savoir et de vouloir le développer.

Pour en savoir d’avantage sur le burn-out, les moyens de se reconstruire et surtout les pièges à éviter pour ne pas replonger, beaucoup de littérature existe. Welcome in The Jungle a commis un papier intéressant.